Création de mondes numériques immanents par le biais de la photogrammétrie

L’environnement, soit le monde environnant le sujet (Dasein : être-au-monde1), peut être compris comme un arrangement qui s’ordonne via la conscience par le moyen de ce qu’Heidegger nomme l’intuition herméneutique2. L’environnement procure au Dasein, sujet unique et singulier, le matériel et les outils (das Zeug) pour s’engager à travers sa compréhension, initialement intuitive, et son interprétation, au départ classificatoire, du monde.

 

Dans une visée de création de mondes numériques, je cherche à positionner la capture photogrammétrique à l’intérieur de ce paradigme selon lequel l’environnement se déploie comme une déclinaison d’outils variés (das Zeug), interprétatifs et associatifs, qui s’additionnent à ceux, situés, que sont le corps et le système sensible et perceptuel du créateur. À la recherche d’objets significatifs « à trouver », le déplacement du corps se présente alors comme une méthode privilégiée permettant la découverte d’un environnement par le biais d’une intuition herméneutique qui sollicite la participation de l’imaginaire à travers ce que Merleau-Ponty décrit comme la rétroversion du regard3 (1964).

 

La marche déambulatoire soustrait momentanément le créateur-chercheur à l’économie de l’hyperattention (Han, 2015). De même, l’aidant à s’extraire de l’accélération du monde (Rosa, 2020; Virilio, 1977), elle le prédispose à l’immersion contemplative (ibid., 2015) tout en stimulant l’ensemble de ses sens : de la proprioception à l’odorat, en passant par l’audition. L’objet trouvé, ainsi capté et archivé par le moyen de la photogrammétrie, se transforme en ce que j’appelle un « objet de mémoire », en cela qu’il incorpore des dimensions mnésiques multisensorielles et qu’il s’inscrit dans une expérience relationnelle impliquant un maillage4 (meshwork, dans Ingold, 2011) entre le territoire, le corps et la psyché du créateur. La collection, l’interprétation et la classification d’objets trouvés, devenus objets de mémoire, permet de favoriser, à travers une forme de bricolage numérique, la créativité par les stratégies cognitives bissociatives (Koestler, 1964) analogiques ou antithétiques qu’elle permet de mobiliser. Sont ainsi assemblés des mondes imaginaires que l’on peut décrire comme des versions (worldversions) du monde initial tel qu’expérimenté par le concepteur.

 

Dans une perspective poststructuraliste, les mondes produits par étapes successives de déterritorialisation (extraction) d’objets trouvés (1), reterritorialisation numérique des mêmes objets (2), et assemblage (3), sont alors qualifiés d’immanents (Deleuze & Guattari, 1991/2013) car ils émergent d’un milieu vivant, en transformation, permettant des modalités infinies d’agencement et donc d’expression. Ces mondes sont nécessairement ancrés dans une esthétique du quotidien, bien que le processus de traduction numérique, de l’objet tangible à l’objet numérique (de mémoire), implique un nouveau régime sensoriel et spatio-temporel, car faisant coexister, au sein d’une même scène 3D, des composantes issues de milieux et de temps différents5.

 

La poïétique de la fabrication des mondes immanents peut s’étendre à une formule intersubjective si l’on incorpore des méthodes liées à la pratique de l’histoire orale comme la marche accompagnée de participants. Les mondes créés dans un « faire-avec », que Donna Haraway désigne par la sympoiesis (2016), seront alors coconstruits6.

 

Dans une volonté artistique de création de mondes ancrés, nous pouvons ainsi proposer les premières bases théoriques permettant d’orienter cet engagement. Non seulement la capture photogrammétrique d’objets trouvés s’avère une pratique permettant au chercheur-créateur de naviguer son milieu de vie par le véhicule de son corps perceptuel, mais elle aiguise son champ sensible et cognitif par le biais d’une construction taxinomique et d’une pratique associative à travers l’acte d’assemblage des « objets de mémoire », de manière à créer des mondes.

 

L’artiste, philosophe et sociologue Hervé Fisher écrivait il y a déjà plus de 10 ans : « Les univers artistiques sont étroitement liés aux matières et aux technologies utilisées. […] Aujourd’hui ce sont les technologies numériques qui nous ouvrent des mondes. Nous y découvrons de nouveaux imaginaires, une sensibilité futuriste et une esthétique événementielle » (Fisher, 2010).

 

Au terme de décennies d’immersion ou de projection dans des univers numériques futuristes promouvant une esthétique du spectaculaire à travers une économie de l’hyperattention, il semble permis d’envisager que la capture photogrammétrique aura le potentiel de nous accompagner dans cette volonté de penser la création de mondes par-delà la transcendance numérique exprimée ici par Fisher, c’est-à-dire à travers une pratique valorisant l’immanence, de manière à manifester une esthétique du divers et de la relation émergeant du territoire.

 

----------------------------------

NOTES

 

1Terme allemand utilisé par Heidegger (Être et temps, 1927) et traduit par « être-dans-monde » par Merleau-Ponty.

 

2L’intuition herméneutique rappelle que « l’homme fait d’abord l’expérience [intuitive] du monde sur le mode de la signification », et que cette signification « colle à la vie elle-même, car il s’agit d’une signification qui est vécue (erlebt) plus qu’elle n’est vraiment saisie théoriquement » (Grondin, 2003, p. 58).

 

3Rétroversion: « Se réfracter sur quelque chose, en rejaillir, se montrer en se reflétant sur quelque chose […] En réalité, le Dasein ne se trouve nulle part ailleurs que dans les choses elles-mêmes […] qui quotidiennement l’entourent » (Heidegger, 1975/1985, p.197, cité dans Eycheenié, 2016).

 

4La notion de maillage (meshwork) est reprise par Ingold à partir du travail d’Henri Lefebvre (1974), Elle permet de décrire le monde comme un enchevêtrement d’entités interdépendantes et en devenir, remettant en question la perspective « irréductionniste de Bruno Latour qui insiste sur la singularité de chaque objet » afin de penser ce dernier comme un « réseau d’entités interconnectées » (Tran, 2012, p. 331). À travers l’idée du maillage, le territoire et le corps par exemple ne sont plus des entités complètement distinctes, cela à l’image de l’horizon qui, nous dira-t-il dans The Life of Lines (2015), n’est pas une simple ligne car elle incorpore une zone transitoire et de chevauchement, donc un maillage qui incorpore une partie du ciel et de la terre.

 

5Certaines photogrammétries ont vu disparaitre leur référent tangible, du moins du lieu duquel elles ont été captées, comme celle du monument de James McGill prélevée en 2017 sur le campus de l’université du même nom et depuis retirée, ou cette cabane à pêche éphémère prélevée à Oka. En référence à l’essai de Malraux (1947), on pourrait penser que ces objets n’ayant plus leur équivalent dans la réalité tangible font désormais partie d’un nouveau type de Musée Imaginaire(1947).

 

6 Méthode explorée à travers le projet Portails.